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Sabrina Van Tassel : « Il faut abolir la peine de mort, quelle qu’elle soit, et même pour les coupables »

Sa dernière réalisation, L’État du Texas contre Melissa, retrace l’histoire de Melissa Lucio, première femme hispanique condamnée à mort au Texas pour avoir entraîné la mort de sa fille de deux ans malgré des preuves édifiantes de son innocence. Mère de quatorze enfants, dans une situation précaire, elle est victime d’une justice américaine intraitable et de calculs politiques intéressés, qui la retiennent dans les couloirs de la mort depuis 2008. Son dernier espoir repose désormais sur la Cour Suprême des États-Unis.

Sortie en salles le 15 septembre 2021.

 

Il s’agit d’un sujet que l’on m’a proposé. J’ai travaillé pour à peu près toutes les grosses émissions de TV française, et la chaîne M6 m’a proposé de faire un reportage sur les femmes dans le couloir de la mort. Bien que je connaissais déjà très bien la société américaine et le problème des inégalités au niveau carcéral, mon point de vue sur la peine de mort n’était pas très défini. Je crois que j’étais un peu comme la plupart des gens, c’est-à-dire que je me posais la question : fallait-il vraiment l’abolir pour tous les crimes ? J’étais donc très intéressée de me pencher sur le sujet. Comme beaucoup de monde, et beaucoup d’américain·e·s, je croyais que quelqu’un qui était condamné à la peine de mort était forcément coupable, qu’il n’était pas possible d’ordonner la mort d’une personne « pour rien ».

Cela peut sembler choquant aujourd’hui, mais c’était la réalité : je ne savais pas encore comment me positionner. Lorsque l’on me demande comment je peux être certaine de ce que j’avance, je comprends : la question qui revient sans cesse depuis la sortie du film est « Si Melissa est innocente, pourquoi est-elle dans le couloir de la mort ? ». Aujourd’hui, cette question m’horripile, mais c’est une question que je me posais moi-même.

 

Ce qui m’a choqué, c’est le système tout entier. En tout cas aux États-Unis, car c’est le territoire que je connais par rapport à la peine de mort. Pour être dans le couloir de la mort, il faut être pauvre. Si l’on n’est pas pauvre, noir, hispanique ou atteint·e d’une maladie mentale, on n’est pas dans le couloir de la mort aux États-Unis. Je mets au défi n’importe qui d’aller chercher quelqu’un qui ait de l’argent et qui soit condamné à mort dans ce pays, ça n’existe pas. Ils·elles ont tous·tes eu un·e avocat·e commis d’office, et ont dû refuser un accord – souvent 30 ans ou plus.

Le système se met en place de cette manière : l’État d’un côté, qui est une manne financière énorme, comme si c’était la plus grosse firme d’avocat.e.s du pays, et de l’autre, l’avocat·e commis d’office qui jouit d’à peine 2 % de la capacité financière de l’État. Dès le départ, c’est David contre Goliath : les statistiques sont claires : 95 % des procès sont gagnés par l’État. D’ailleurs, ils ne vont même pas au procès s’ils ne sont pas certains de gagner. Lorsque le ou la présumé·e coupable demande d’aller jusqu’au procès, cela est pris comme une provocation de l’État, qui se venge, donc. Aujourd’hui, ça se sait. Évidemment, un·e avocat·e commis d’office avec un peu d’humanité va conseiller à son ou sa cliente d’accepter l’accord pour lui éviter la peine de mort, mais la plupart ne le font pas, car aller au procès leur fait gagner beaucoup plus d’argent. Voilà, comme vous l’imaginez le système m’a horrifiée.

 

Découvrir le traitement réservé aux condamné·e·s à mort a été un deuxième choc. Ils·elles sont séparé·e·s de la population carcérale, car on les considère comme les personnes les plus dangereuses de la société . Ils·elles sont seul·e·s 24h/24, n’auront plus jamais de contact humain, et même l’heure de promenade quotidienne se fait seul·e. J’ignorais tout de ces conditions.

Lorsque j’ai interviewé Melissa Lucio pour la première fois, j’ai été horrifiée : les gardiens voulaient se venger d’elle car elle ne travaillait pas. Nous étions déjà séparées par une vitre, ils ont voulu que je l’interview en la gardant dans une cage, comme Hannibal Lecter. Je me suis alors retournée très violemment, et j’ai regardé le gardien responsable de la prison en lui disant « Vous pensez que c’est vraiment nécessaire ? ». Il a compris, à mon regard et au ton que j’ai employé, qu’il en était hors de question. Il a laissé couler, comme s’il me faisait une faveur. De la même manière, lorsqu’ils appellent les condamné·e·s à mort, c’est par leur numéro, ce qui m’a rappelé de très mauvais souvenirs familiaux. La déshumanisation des condamné·e·s à mort est totale, tout est basé sur la vengeance. Personne ne mérite ce traitement, pas même quelqu’un qui a commis un crime horrible. Lorsque Gandhi dit « Œil pour œil et le monde finira aveugle » il a raison ! Souvent, même les familles des victimes sont déçues après l’exécution, car cela ne leur apporte rien.

En découvrant l’histoire de Melissa Lucio et en réalisant ce film, pendant ces trois années, j’ai contacté beaucoup de groupes abolitionnistes actifs sur les réseaux sociaux et dans la société civile, surtout lorsqu’elle a perdu son dernier appel. Aujourd’hui, je suis la première à tweeter pour soutenir n’importe quel·le prisonnièr·e dans le couloir de la mort, même si il ou elle a commis le crime le plus abject. On doit purement et simplement éradiquer cette abomination de la société, ça n’est plus possible, surtout dans un pays comme les États-Unis, où le nombre de condamné·e·s à tort est aberrant. Encore une fois, même si l’on n’est pas contre la peine de mort pour des raisons éthiques ou religieuses, il faudrait que le système soit parfaitement infaillible pour condamner quelqu’un à mort, ce qui est absolument impossible. 

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Avant que je la rencontre, Melissa Lucio était seule au monde. Sa famille vit à environ huit heures de route de sa prison, n’a pas d’argent, elle ne recevait donc aucune visite. Pratiquement personne ne lui écrivait. Elle n’avait jamais été interviewée par personne, car elle était considérée comme un monstre. Tout de suite, elle a accepté. La personne qui nous a mis en contact est une femme qui écrit aux condamnées à mort, et qui m’a contacté via sa page Facebook. Nous sommes d’ailleurs toujours en lien. Melissa était son amie, elle lui écrivait depuis quelques temps. Son cas n’intéressait pas les médias car il n’était pas suffisamment horrible, sans doute.

Notre rencontre m’a tout de suite troublée : cette femme s’exprime extrêmement bien, elle est profondément vraie. Les choses qu’elle m’a racontées étaient bouleversantes, nous n’avions le droit qu’à une heure d’interview que je n’ai pas vu passer tellement j’étais absorbée par notre conversation, elle et moi avons eu comme un coup de foudre. C’est mon cadreur qui m’a informée qu’il ne nous restait que 5 minutes, et nous n’avions le droit qu’à une heure d’interview tous les trois mois. J’avais l’intime conviction que cette histoire était impossible, mais même si Melissa avait été coupable, j’aurais fait ce film. Les gens qui se retrouvent ainsi piégés sont souvent complètement cabossés par la vie, ce n’est pas n’importe qui qui se retrouve dans le couloir de la mort, et pas n’importe qui qui se retrouve condamné à tort, tout court, que ce soit à la peine de mort ou à la prison. Généralement, ce sont des personnes qui portent beaucoup de stigmates, qui ont une histoire douloureuse, donc pour ces personnes-là particulièrement, la justice est un rouleau compresseur terrible.

Toutes les femmes condamnées à mort que j’ai rencontrées ont été abusées sexuellement dans leur enfance, ont souffert de l’emprise d’un conjoint violent, ont été forcées à la prostitution. Au Texas, une loi est connue sous le nom de « The Law of Parties » qui condamne les coaccusé·e·s à exactement la même peine que l’auteur·ice du crime : actuellement, il y a une femme dans le couloir de la mort qui n’a pas commis le crime mais qui était avec le criminel, son conjoint au moment des faits. Elle va être exécutée prochainement. Il y a beaucoup de cas comme ça au Texas. Sans parler des femmes souffrant de maladies mentales : dans le couloir de la mort, il y a énormément de cas cliniques, alors que cela devrait être interdit. Il est très clair que normalement, les malades mentales devraient être internées et pas condamnées à mort. C’est vrai qu’il y a peu de femmes, par rapport aux hommes, mais on retrouve toujours les mêmes schémas.

Elles se retrouvent très seules dans un univers de violence : lorsqu’on est condamnée à mort, c’est comme si l’on disparaissait du jour au lendemain. La famille souvent vous lâche parce qu’il n’y a plus aucun espoir, qu’il n’y a plus de contact possible. À l’inverse de la prison, beaucoup de choses sont interdites : le téléphone, les cartes (même pour Noël), le papier coloré… Si personne ne leur envoie de l’argent, elles n’ont pas accès aux protections hygiéniques.

 

 

Aujourd’hui, il faut être sur la liste des visiteurs pour pouvoir envoyer de l’argent aux condamné·e·s à mort : mais en tant que journaliste, si on est sur cette liste, on n’a plus le droit de n’interviewer personne au Texas. C’est mon cas : Melissa a une famille très pauvre, qui ne peut pas lui rendre visite. On a créé une cagnotte GoFundMe pour permettre aux enfants d’aller voir leur mère, et l’un de ses fils va pouvoir enfin retourner voir sa mère alors que cela fait 8 ans qu’il ne l’a pas vue. Pour certains des enfants, cela fait 13 ans. Le système est très pernicieux, donc on devait pouvoir lui donner un minimum de fonds pour qu’elle puisse au moins acheter les timbres pour répondre aux courriers.  Sauf qu’à partir du moment où on envoie de l’argent en tant que journaliste, on ne peut plus l’interviewer elle ni personne. Donc ils font cela pour nous punir, le tout est purement abominable.

Les américain·e·s sont très divisé·e·s sur la peine de mort, et de plus en plus car c’est une manne financière importante qui coûte une fortune aux contribuables. On parle ici de vingt, trente, parfois quarante ans d’incarcération, des procédures d’appels, un·e avocat·e commis d’office jusqu’à la date d’exécution (au moins 300 000 dollars par an). Mettre quelqu’un dans le couloir de la mort se chiffre en millions de dollars. Dans tous les États qui commencent à abolir, les gens se rendent compte de ça. On entend aussi de plus en plus parler de toutes ces erreurs judiciaires dans les médias, et la peine de mort devient un vrai problème, les gens se questionnent de plus en plus. Je crois qu’on est sur la bonne voie, Joe Biden a aussi promis qu’il mettrait fin aux exécutions fédérales.

En France, je suis scandalisée d’observer le nombre de personnes qui pensent que le retour à la peine de mort serait une bonne idée. Heureusement, Robert Badinter l’a abolie il y a 40 ans. Cela peut paraître choquant pour certain·e·s, mais je pense que la prison amène la prison, et que les peines lourdes ne sont jamais une solution. Le système d’incarcération de masse comme on peut le voir aux États-Unis, où les gens sont exécutés de manière ignoble ou meurent en prison ne fonctionne pas, il existe des maisons de retraites-prisons construites par des acteurs privés qui capitalisent sur les peines : on ne veut pas arriver à cela en France, jamais.

Famille Melissa Lucio

 

 

Le film a déjà fait beaucoup de bruit aux États-Unis, mon objectif est de créer une consternation au niveau international pour que Melissa soit dans l’œil du cyclone et qu’elle ne soit pas exécutée. C’était l’objectif premier. Mais il y a des milliers de Melissa Lucio… C’est le modèle type de la personne qui se retrouve condamnée à mort. Le message que je veux faire passer, c’est aussi celui-ci, montrer ce qu’est vraiment la peine de mort.

 

Une pétition en ligne a été créée par un groupe abolitionniste américain, Death Penalty Action, il faut la signer parce qu’aujourd’hui, son sort dépend de la Cour Suprême des États-Unis, qui n’accepte qu’1 % par an des affaires qu’ils reçoivent. On risque d’avoir une réponse courant octobre-novembre : s’ils la prennent, ce serait de l’ordre du miracle, s’ils ne la prennent pas, Melissa pourrait avoir une date d’exécution très tôt. Pour la soutenir, il faut tweeter son nom, signer la pétition, en somme faire en sorte qu’elle existe au maximum. Il n’y  a rien de pire pour un·e condamné·e à mort que de tomber dans l’anonymat, c’est une condamnation à mort immédiate. On peut lui écrire aussi (uniquement sur du papier blanc), c’est très facile, à l’adresse suivante :

 

 

Dès la sortie du film sur la plateforme Hulu, Melissa, qui recevait très peu de lettres avant, a eu tellement de courrier qu’ils ont dû stopper la distribution de tous les courriers pour tous les détenu·e·s pendant deux semaines. Le fait que des gens croient en elles, la soutiennent, a fait d’elle une autre femme. La plupart des gardiens de la prison ont vu le film, son traitement a changé du jour au lendemain. Des personnes sont venues la voir en lui disant qu’elles ne savaient pas ce qu’elle faisait encore là. Tout cela lui a donné la force de se battre. Plusieurs de ses amies dans le couloir de la mort ont juste complètement renoncé, elles sont prêtes à partir. Tombées dans l’oubli, sans famille, sans soutien – d’ailleurs certaines ne veulent même pas de ce soutien, elles veulent juste en finir.

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