« C’est la première fois que j’allais à l’université ! »
Cette confidence n’a pas été glanée à la fin d’un cours d’amphi sur un campus, mais dans ce moment de flottement où des étudiants occasionnels et un enseignant attendent que des surveillants viennent déverrouiller la salle d’activité du centre pénitentiaire de Riom (Puy-de- Dôme) pour renvoyer les uns en détention, l’autre à sa vie civile. Début octobre, pour la troisième année consécutive, c’est la rentrée universitaire à Riom, comme dans une dizaine d’autres établissements pénitentiaires. À côté de cours papiers proposés de manière perlée aux étudiants incarcérés, une association, Albin, partage discrètement mais régulièrement le savoir universitaire en prison sous forme de conférences. C’est à son fondateur, Jules Brunetti, doctorant en droit, que se confiait ce prisonnier venant de découvrir l’université avant de demander : « Vous allez revenir ? »
Cette soif de savoirs semble avoir remplacé celle qui animait Michel Foucault lorsqu’il créait, début 1971, un Groupe d’information destiné à exercer un « droit de savoir » sur ce qui se passe dans « l’une des régions cachées de notre système social », les prisons.
Vérification hiérarchique du questionnaire donné aux personnels de l’administration pénitentiaire, protocole strict pour assister à une séance, l’enquête sur cette rentrée un peu particulière rappelle que la prison reste un lieu autre et que, si y enseigner est un acte politique, le cheminement se fait en dehors de toute politisation, sauf à risquer la rupture. L’histoire nous le rappelle. Suite à la réforme Amor de 1945 visant à humaniser les conditions de détention, l’enseignement en prison n’a cessé de se densifier : cours d’alphabétisation et création d’un poste de conseiller technique pour l’enseignement à la direction de l’administration pénitentiaire grâce à Germaine Tillion durant la guerre d’Algérie, premières affectations d’enseignants en détention en 1964, avant que les révoltes carcérales des années 70 ne débouchent, en 1976, sur la création d’une association étudiante, le Genepi, dont le demisiècle d’existence, la masse d’étudiants impliqués et la variété des interventions scolaires ont favorisé la renommée. Si bien que c’est elle qui revient, comme par réflexe, au démarrage de toute question sur l’université en prison.
« Refuser d’entrer en prison est inquiétant »
Ainsi, après une première intervention à Riom en 2019 à l’invitation du service pénitentiaire d’insertion et de probation – qui expérimentait l’ouverture de bureaux de vote en détention dans le contexte des
élections européennes, puis de deux autres en 2022 sur les élections présidentielle et législatives –, c’est du côté du Genepi que regarde Jules Brunetti pour pérenniser la démarche. Il remarque toutefois rapidement, non seulement que l’association n’existe plus, mais qu’elle s’est dissoute le 2 août 2021 à grand fracas. « Crame la taule ! » : le clap de fin adressé aux médias par la frange abolitionniste de l’association a suscité incompréhension voire colère d’après Bernard Bolze, initiateur de « Concertina,
rencontres estivales autour des enfermements » à Dieulefit (Drôme) : « Il n’y a pas de bonnes prisons et on ne cherche pas à faire de bonnes prisons. Mais en attendant, des personnes sont dedans. La fin du Genepi est donc une erreur politique majeure : refuser d’entrer en prison est extrêmement inquiétant. »
C’est sur de nouvelles bases et en s’insérant dans le champ ouvert par la nouvelle philosophie carcérale que se fondent les conférences d’Albin : « La prison vise aujourd’hui à reproduire la société à l’intérieur de l’espace de privation de liberté, et ce afin de faciliter la réinsertion », rappelle un surveillant formateur lors de la formation sécurité obligatoire qu’il adresse aux nouveaux intervenants extérieurs, ici à la maison d’arrêt de Rouen. Les établissements informent donc les personnes détenues des propositions de conférences. Droit, sciences politiques, philosophie, sociologie, aucune discipline n’est négligée. Comme dans toute ville, vient qui veut, dans la limite des places disponibles… Ce partage des savoirs rassemble des détenus de 18 à 75 ans, de statut divers (prévenus, condamnés, courtes et longues peines, etc.) et dont le niveau varie de non-diplômé au post-bac, tous venant avec leur culture.
Pour peu que l’établissement abrite des quartiers hommes et femmes, les cours mixtes sont favorisés. Pourquoi ? « Parce que c’est normal, parce que la société dans laquelle les personnes détenues sont invitées à se réinsérer est mixte, parce que ça évite d’organiser deux événements », affirme Paul Louchouarn, directeur interrégional des services pénitentiaires à Lyon, qui ajoute : « L’administration
est beaucoup moins frileuse aujourd’hui face à la mixité. » Et si la participation aux modules n’est pas
diplômante, c’est que l’enjeu est autre : offrir un savoir utile, actualisé et critique aux détenus.
Bien sûr, et tous les membres de l’administration pénitentiaire le mentionnent, certains viennent pour sortir de la cellule, d’autres pour obtenir des remises de peine. La formation sécurité interpelle aussi sur le danger de la corruption et le petit renflement dans la poche des enseignants signale le port d’une alarme de protection individuelle. Il n’empêche. Dans la salle, on distingue les studieux, venus avec papier et crayon, des simples curieux. Des surveillants restent parfois et ils ne sont pas les derniers à poser des questions. La conférence se termine par un échange tous azimuts, comme lorsque deux détenues déclenchent, à la fin de la séance de philosophie animée par Naïs Sabatier et intitulée « Qu’est-ce qu’être libre ? », une joute verbale sur fond de Jean-Jacques Rousseau.
Reconnexion à une vie autre
Parce que tout public à l’intérieur des murs est concerné, c’est tout naturellement que la directrice adjointe du centre de détention de Roanne (Loire) va inviter Albin à dispenser ses conférences au sein du quartier de prise en charge de la radicalisation, sitôt celui-ci fondé fin 2023-début 2024, pour les femmes de retour des camps kurdes.
Emma Bousset, élève avocate, se charge de la programmation pédagogique d’Albin en refusant l’antienne d’esprits définitivement perdus. Elle y était préparée grâce à son master de criminologie examinant l’influence de la déstigmatisation sur la désistance – la sortie du parcours criminel. C’était « la transformation physique de mon mémoire », dit-elle avant de préciser que l’approche est identique à celle proposée dans les autres centres, à un détail de taille près : la formation, inscrite dans une pépinière d’activités, vise au désengagement de l’action violente par l’apprentissage et la reconnexion à une vie autre. Elle impose une formation spécifique, des effectifs réduits à cinq détenues maximum, une collaboration étroite entre l’enseignant et un binôme de soutien composé d’une psychologue et une éducatrice spécialisée, ainsi que des sujets à éviter, dont tout ce qui touche au corps et à la parentalité : « Il s’agit de ne pas raviver des douleurs alors que ces femmes, qui ont des parcours de vie difficiles sans même parler de ce qu’elles ont connu en Syrie, ont perdu des enfants, subi des exactions. »
Pour répondre à l’objectif visé, les cours favorisent l’esprit critique. Après un module sur les fake news décliné en trois séances (histoire, informatique et philosophie), Catherine Breniquet, professeure d’histoire de l’art et d’archéologie antiques à l’université Clermont-Auvergne, propose un cycle de conférences sur sa spécialité : l’Orient ancien, ce « laboratoire d’expériences humaines et historiques qui a vu naître l’agriculture, la ville, etc. ». Tirant parti de son expérience de terrain acquise dans les années 80 et 90 sur les chantiers archéologiques d’Irak et de Syrie, elle ouvre son ordinateur et projette un diaporama sur Babylone et ses ruines de terre. D’après son témoignage, « les jeunes femmes sont heureuses de se retrouver dans une activité commune, elles rient comme des enfants, posent des questions pertinentes sur l’organisation scientifique et pratique des fouilles, sur les destructions récentes de sites archéologiques. Les bancs de l’université sont parfois moins animés ».
« Honnêtement, séance après séance, j’ai l’impression qu’elles prennent du recul sur leur propre passé et sur ce que nous racontons. »
Catherine Breniquet (professeure d’archéologie)
Lors de la dernière séance, une étudiante glisse : « On a demandé à ce que vous reveniez. »
Riom, Moulins, Rennes, Rouen, Limoges, Strasbourg : les conférences essaiment en France et il se pourrait que cette création provinciale monte à Paris. « Quand on a des acteurs de la société civile qui viennent taper à la porte de la prison pour apporter une contribution, on les accueille en général à bras ouverts », affirme Paul Louchouarn. Albin complète les formations certifiantes proposées par l’Éducation nationale ou les projets associatifs comme Rebond, association en cours de création par les anciens du Genepi qui recrute des étudiants pour du soutien scolaire. Toutefois, l’absence d’intérêt manifeste du ministère de l’Enseignement supérieur, l’autonomie des universités et la barrière numérique font qu’aujourd’hui le suivi des études repose sur les responsables locaux d’enseignements (RLE) dépendants de l’Éducation nationale.
« On rentre avec moins de pensées négatives »
C’est Claire Barbat, RLE à Riom, qui assure la bonne marche de la conférence du 3 octobre proposée par Albin et regroupant l’association Ensemble contre la peine de mort ainsi que l’ancien condamné à mort américain Ndume Olatushani, autour de 22 détenus dont l’un remercie l’orateur : « Vous nous avez bien motivés, ce soir on rentre avec moins de pensées négatives. »
Dans la mesure où rares sont les universités à s’emparer du sujet – Rennes-II accompagne des détenus grâce à du tutorat, Paris Cité a créé un diplôme universitaire, l’université d’Artois s’implique dans le diplôme d’accès aux études universitaires, Aix Marseille, Rouen, Caen, Montpellier proposent des cours à distance – Albin, par sa transversalité, assure une offre singulière soutenue par l’université Clermont-Auvergne.
Au fait, pourquoi « Albin » ? Parce que « “Les amis de Claude Gueux”, première idée, c’était moche et que j’avais oublié que l’histoire de Victor Hugo finissait mal… » se rappelle Jules Brunetti. Albin, c’est le compagnon de cellule de Claude Gueux, celui qui l’aide à tenir. Alors que la philosophie sociale du siècle de Victor Hugo entendait ouvrir des écoles pour éviter, plus tard, d’avoir à ouvrir des prisons, aujourd’hui, chaque prison possède son école. À l’heure où le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, ne jure que par la prison dans sa dimension punitive, cette dernière ne relevant d’ailleurs pas de la compétence de son ministère sauf à remonter sous Vichy, il est plus agréable de voir Albin et ses partenaires privilégier l’éducatif au tout répressif.