
Cette décision vient limiter la capacité des victimes de violations des droits de l’homme et des défenseurs des droits humains en Tunisie d’accéder à la justice. Elle contribue également à ébranler l’autorité et la légitimité de la Cour africaine, qui assure le contrôle judiciaire et l’équilibre du système africain des droits humains et constitue un pilier important de la Justice en Afrique.
Un recul de la Tunisie dans les engagements en matière de protection des droits humains au niveau régional
La Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples constitue le socle principal des engagements des Etats membres de l’Union africaine en matière de droits de l’Homme, La Tunisie l’a ratifié en 1983, soit trois années avant son entrée en vigueur en 1986. En 2012, la Tunisie a ratifié le Protocole à cette Charte portant statut de la Cour africaine.
Le 2 juin 2017, la Tunisie dépose une déclaration au titre de l’article 34(6) du Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples portant création de la Cour africaine. Cette déclaration emporte acceptation de la compétence de la Cour africaine pour recevoir les requêtes d’individus et d’ONG disposant du statut d’Observateur auprès de la CADHP. À cette époque, la Tunisie est l’un des 8 Etats membres de l’Union Africaine ayant déposé une telle déclaration.
L’article 34(6) de ce Protocole dispose :
« À tout moment à partir de la ratification du présent Protocole, l’Etat doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5(3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5(3) intéressant un Etat partie qui n’a pas fait une telle déclaration. »
L’Article 5(3) dispose :
« La Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées du statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes directement devant elle conformément à l’article 34(6) de ce Protocole. »
Le positionnement de la Cour africaine dans un contexte de multiplication des atteintes aux droits humains
La décision de la Tunisie s’inscrit dans une succession de décisions visant à amoindrir chaque jour un peu plus les droits des justiciables et l’État de droit. Les personnes qui en souffriront le plus seront comme toujours les défenseurs des droits humains et les catégories les plus marginalisées de la société. Depuis l’élection de Khais Saied à la Présidence de la République, les décisions ayant pour effet de porter atteinte à l’Etat de droit et aux droits humains n’ont cessé de se multiplier.
Dans ce contexte, la Cour africaine a rendu plusieurs décisions contre la Tunisie, condamnant notamment les atteintes aux droits humains, à l’Etat de droit et à l’indépendance de la justice.
En septembre 2022 la Cour africaine a ordonné l’abrogation des décrets présidentiels n° 117 et des décrets n° 69 et 109, adoptés dans le cadre de « l’état d’urgence », les considérant comme des violations de l’article 13 de la Charte africaine, qui, entre autres, garantit le droit des citoyens à participer librement au gouvernement de leur pays. La Cour a ordonné à la Tunisie de rétablir la démocratie constitutionnelle dans un délai de deux ans et de créer une Cour constitutionnelle indépendante dans le même délai.
En 2024, la Cour africaine a réitéré cette décision et a en outre ordonné à la Tunisie d’abroger le décret-loi n° 2022-11 portant dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et de rétablir ce dernier dans ses fonctions dans un délai de six mois.
En août 2023, la Cour africaine a ordonné l’adoption de mesures urgentes pour permettre l’accès des détenus à un conseil médical et juridique, à la communication avec leur famille et à la divulgation complète de la base juridique de leur détention, invoquant des préoccupations concernant leur santé et le respect de la légalité.
Dans sa Décision 016/2021, en date du 13 Novembre 2024[1], la Cour avait ordonné la suspension du décret-loi n°2022-35 autorisant le président à révoquer sommairement des juges et du décret présidentiel n° 2022-516 révoquant 57 juges, car ils constituaient une menace pour l’indépendance des magistrats et de l’ensemble du système judiciaire. La Cour africaine avait jugé que : « l’Etat défendeur avait violé l’indépendance des organes judiciaires, garantie par l’article 26 de la Charte, du fait de son interférence dans la promotion et la discipline des magistrats en application du Décret-loi du 12 février 2022 » et que « l’État défendeur a violé le principe de l’indépendance du pouvoir législatif à l’égard du pouvoir exécutif en application du décret du 30 mars 2022 ».
La Cour africaine, la peine de mort et la Tunisie
La Cour africaine n’a pas eu à se prononcer sur des affaires de violation des droits humains liées à l’application de la peine de mort en lien spécifiquement avec la Tunisie, elle a eu à se prononcer sur de telles affaires concernant d’autres Etats ayant ratifié le Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples portant Statut de la Cour. La Tunisie observe un moratoire sur les exécutions depuis 1991. Néanmoins, les magistrats continuent régulièrement de prononcer des condamnations à mort et depuis son élection en tant que Président de la République, Khais Saied n’a cessé de démultiplier les interventions appelant à l’application de la peine de mort. La Cour africaine pourrait être compétente pour juger des violations des droits humains liées à l’absence de respect du droit à un procès équitable menant à une condamnation à mort, les condamnations à mort des personnes ayant des troubles mentaux et, ou psychosociaux, les conditions de détention des condamnés à mort non respectueuse des standards minimas.
Afin de faire en sorte que l’Etat de droit ne devienne pas une idée de plus en plus lointaine en Tunisie et que les droits de tous puissent y être protégés et reconnus et garantis,
afin que les justiciables puissent toujours avoir la possibilité d’ester en justice pour dénoncer les violations des droits humains dont ils sont victimes, y compris lorsqu’il n’existe plus aucune recours au niveau national, y compris les condamnés à mort et leurs avocats,
afin que les défenseurs des droits humains puissent continuer de se voir accorder les moyens de poursuivre leurs actions, y compris ceux qui plaident en faveur de l’abolition de la peine de mort,
Et alors que la session ordinaire de la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples doit se tenir du 2 au 22 mai, les signataires de ce communiqué appellent :
- La Tunisie à reconsidérer cette décision et à mettre fin aux violations des droits humains et de l’Etat de droit
- La CADHP à adopter une Résolution appelant les autorités tunisiennes à revenir sur cette décision
[1] https://caselaw.ihrda.org/fr/entity/t1v0q3y1yvb?page=1
SIGNATAIRES :
Association Mauritanienne des droits de l’Homme (AMDH)
ACAT Congo
Coalition congolaise contre la peine de mort
Coalition Marocaine Contre la Peine de mort (CMCPM)
Coalition Mondiale Contre la Peine de Mort (WCADP)
Coalition nigérienne contre la peine de mort (CONICOPEM)
Coalition Tunisienne Contre la Peine de Mort (CTCPM)
Coordination éveil et cause pour l’unité Nationale et lutte contre l’esclavage
Culture pour la paix et la justice
Ensemble Contre la Peine de Mort (ECPM)
Legal and Human Rights Centre Tanzania
Observatoire Marocain des prisons (OMP)
Organisation contre la Torture en Tunisie (OCTT)