Quelle a été votre réflexion pour construire et mener le projet de l’Abolition Now Tour ?
Je me suis toujours orientée autour des notions suivantes :
- La transmission – mutuelle – entre générations : les ateliers devaient encourager un dialogue enrichissant entre les jeunes et les personnes engagées depuis longtemps dans des organisations luttant contre la peine de mort. L’objectif était de comprendre le chemin parcouru dans ce domaine et de se soutenir mutuellement.
- La durabilité du projet : les ateliers avaient pour but de transmettre des méthodes que chaque membre de chaque délégation puisse s’approprier et réutiliser pour ses propres projets ou actions. Chaque participant était considéré comme un « multiplicateur » capable d’amplifier les effets de ces ateliers. Un grand soin a donc été apporté pour transmettre des méthodes de sensibilisation « indirectes » fondées sur des techniques créatives puisant aussi dans des traditions locales tel que le théâtre d’ombres en Indonésie. Ces techniques ont en commun d’être visuelles, simples, sans matériel spécifique ou coûteux et à la portée de tout le monde, enfant ou adulte, lettrée ou non. Ces méthodes « indirectes » pour parler de sujets sensibles comme la peine de mort ont aussi été choisies pour « protéger » ces jeunes, pour ne pas directement les exposer.
- L’internationalité du projet : un soin particulier a été apporté à créer des ponts entre les ateliers et à relier les membres de chaque délégation afin qu’ils développent une « conscience internationale » de leur participation commune à ce projet. Cela leur a également permis de ne pas se sentir isolés dans leurs actions mais d’avancer collectivement dans différents pays et de s’inspirer les uns des autres.
Qu’avez-vous ressenti au moment du Congrès lorsque que vous avez retrouvé les délégations à Berlin ?
J’ai à la fois ressenti une grande joie de voir la plupart des délégations présentes mais aussi une grande tristesse et une frustration liée à l’absence de participants, notamment de la délégation de la RDC qui n’a pas pu recevoir de visa pour participer au Congrès. C’est un exercice difficile de motiver en deux jours un groupe de personnes qui ne se connaissent pas à former une équipe et à travailler ensemble sur un sujet aussi complexe et délicat que l’abolition de la peine de mort et encore plus dans un pays où des conflits sévissent depuis plusieurs années. La participation au Congrès était l’une des « promesses » du projet et donc un moteur puissant pour encourager ces groupes à mener des actions de plaidoyer pour l’abolition. Le fait de ne pas être autorisés à venir à Berlin a eu un impact très fort sur les jeunes de la RDC. J’ai travaillé pendant le Congrès et après pour faire revenir leur motivation et valoriser leur engagement avec le soutien du partenaire local d’ECPM.
Cela dit, j’étais évidemment très heureuse pour les personnes présentes au Congrès. J’étais ravie de les voir intervenir à différents niveaux pour participer activement au programme ; via l’équipe du Congrès pour la réalisation du programme, via la modération de la plénière jeunesse, en animant certains moments par la musique ou la danse ou en échangeant avec le public pour la restitution et l’évolution de leurs actions.
Quelle est, selon vous, l’importance de ce type de projet pour d’autres mouvements des droits humains ?
La durabilité d’un combat pour les droits humains passe forcément par une transmission intergénérationnelle.
Dans de nombreuses sociétés, la perception de la jeunesse ou des jeunes adultes par les générations plus âgées est souvent teintée de stéréotypes plutôt négatifs lorsqu’il s’agit de leur contribution concrète à des sujets sociaux ou politiques sérieux. Ces stéréotypes peuvent aller dans différentes directions mais de manière générale le résultat est que le potentiel de ces jeunes est sous-estimé. De nombreux jeunes souffrent de discriminations liées à leur âge ou à une superposition de différentes formes de discrimination dite discrimination multiple ou intersectionnelle (âge, genre, handicap ou autres critères sociaux ou culturels).
Cette perception « négative » les réduit à un rôle plutôt passif ou au mieux d’exécution des décisions prises par des aînés à tous les niveaux de la société : leurs compétences ne sont pas prises au sérieux, leurs énergies ou idées ne sont pas valorisées, leurs voix ne sont pas écoutées, ils ne sont pas inclus ou consultés lors de la prise de décisions importantes, « on » ne leur fait pas confiance.
Ce type de projet permet de confronter ces stéréotypes, de les remettre en question et d’ouvrir les yeux sur les ressources extraordinaires que ces jeunes portent en eux. Lorsqu’elles sont valorisées, ces ressources étonnent toujours ! N’importe quelle organisation œuvrant pour la dignité humaine et le respect des droits humains, peut s’inspirer de ce type de projets où ce sont les jeunes qui mènent le cours des échanges, ce sont eux qui expriment leurs envies, leurs besoins et leurs réticences. Leur propre expérience de vie est valorisée et ils sont encouragés à faire confiance à leur savoir et leur compréhension d’un sujet et de leur environnement pour proposer leurs idées et faire avancer une cause. C’est dans un cadre où l’intelligence collective du groupe est mise en valeur que des idées ingénieuses et créatives peuvent voir le jour.
L’impact « peer-to-peer » ne doit pas non plus être négligé. La jeunesse attire la jeunesse ! Les jeunes apportent leurs réseaux « analogues et virtuels ». Ils peuvent atteindre beaucoup plus de personnes en même temps. Et à l’ère numérique, ils maîtrisent des compétences digitales pour naviguer virtuellement, s’exprimer et transmettre des messages de manière multiples. Ils sont de formidables alliés pour les ONG.
Quel a été l’impact, selon vous, du projet de l’Abolition Now Tour sur la communauté abolitionniste ?
Localement, lors des ateliers, de nombreuses personnes engagées dans les différents organisations partenaires du projet et membres de la communauté abolitionniste (avocats, anciens condamnés à mort, etc.) ont mentionné qu’elles reprenaient espoir, qu’elles étaient épatées par la créativité, l’intelligence, l’engagement et l’énergie contagieuse de ces jeunes. Ils ont redonné un souffle nouveau aux actions de plaidoyer au cœur des organisations qui les ont accueillis. Comme me le confiait l’un des référents du projet : « ils m’ont montré que l’on peut aborder ce sujet de manière plus créative ». C’est inspirant !
Internationalement, lors du Congrès de Berlin, la présence des délégations d’Indonésie, des États-Unis, du Kenya, du Liban et du Maroc a fortement dynamisé l’évènement, notamment en influençant ou illustrant les sujets traités lors des différentes sessions, en contribuant de manière créative à différents niveaux, en partageant leurs expériences du projet, ou encore en allant à la rencontre des autres participants.
Simultanément, le Congrès a également eu un fort impact sur ces jeunes et les a motivés à continuer à agir en dehors du projet pour faire abolir la peine de mort. La plupart des délégations souhaitent poursuivre leur travail d’équipe. Voici quelques exemples d’impacts concrets qui ont découlés du projet et du Congrès :
- La délégation indonésienne souhaite contribuer à augmenter la présence de la communauté abolitionniste d’Asie aux prochains Congrès et continent à s’engager activement en Indonésie.
- En RDC, en mars 2023, les jeunes ont réalisé une vidéo où ils se présentent, expriment leur motivation pour agir pour l’abolition et invitent d’autres jeunes de RDC à les rejoindre.
- Aux États-Unis, le groupe a organisé un évènement de sensibilisation dans une librairie. Il organisera prochainement une conférence pour réfléchir à la manière de créer un évènement intitulé « People’s Tribunal against Texas ». Toutes les organisations abolitionnistes du Texas seront conviées ainsi que de nombreux intervenants.